ROMAN I
La vie des
rats
Dès le début Victorien Salagnon eut confiance en ses épaules. Sa naissance l’avait doté de muscles, de souffle, de poings bien lourds, et ses yeux pâles lançaient des éclats de glace. Alors il rangeait tous les problèmes du monde en deux catégories : ceux qu’il pouvait résoudre d’une poussée – et là il fonçait – et ceux auxquels il ne pouvait rien. Ceux-là il les traitait par le mépris, il passait en feignant de ne pas les voir ; ou alors il filait.
Victorien Salagnon eut tout pour réussir : l’intelligence physique, la simplicité morale, et l’art de la décision. Il connaissait ses qualités, et les connaître est le plus grand trésor que l’on puisse posséder à dix-sept ans. Mais pendant l’hiver de 1943 les richesses naturelles ne servaient de rien. Vu de France, cette année-là, l’Univers entier apparaissait minable ; intrinsèquement.
L’époque n’était pas aux délicats, ni aux jeux d’enfants : il en fallait pourtant, de la force. Mais les jeunes forces de France, en 1943, les jeunes muscles, les jeunes cervelles, les couilles ardentes, n’avaient d’autre emploi que nettoyeurs de chambres, travailleurs à l’étranger, hommes de paille au profit des vainqueurs qu’ils n’étaient pas, sportifs régionaux mais pas plus, ou grands dadais en short paradant avec des pelles qu’ils tenaient comme des armes. Alors qu’on savait bien pour les armes, que le monde entier en tenait de vraies. Partout dans le monde on se battait et Victorien Salagnon allait à l’école.
Quand il parvint au bord il se pencha ; et sous la Grande Institution il vit la ville de Lyon flotter en l’air. De la terrasse il voyait ce que le brouillard laissait voir : les toits de la ville, le vide de la Saône, et puis rien. Les toits flottaient ; et pas deux n’étaient semblables, ni de taille, ni de hauteur, ni d’orientation. Couleur de bois usé ils s’entrechoquaient mollement, échoués sans ordre dans une boucle de la Saône, où ils restaient à cause d’un courant trop faible. Vue d’en haut la ville de Lyon montrait le plus grand désordre, on ne voyait pas les rues, remplies de brouillard, et aucune logique dans la disposition des toits ne permettait d’en deviner le tracé : rien n’indiquait l’emplacement de passages. Cette ville trop ancienne est moins construite que posée là, laissée au sol par un éboulement. La colline à laquelle elle s’accroche n’a jamais fourni une base très sûre. Parfois ses moraines gorgées d’eau ne tiennent plus et s’effondrent. Mais pas aujourd’hui : le désordre que contemplait Victorien Salagnon n’était qu’une vue de l’esprit. La vieille ville où il vivait n’était pas bâtie droit, mais l’aspect indécis et flottant qu’elle prenait ce matin de l’hiver 1943 n’avait de causes que météorologiques ; bien sûr.
Pour s’en convaincre il tenta un dessin, car les dessins trouvent de l’ordre là où les yeux n’en trouvent pas. De chez lui il avait vu le brouillard. Par la fenêtre tout se réduisait aux formes, et ressemblait aux traces du fusain sur un papier grenu. Il avait pris un cahier de feuilles râpeuses et un crayon gras, il les avait glissés dans sa ceinture et avait serré ses affaires de classe dans un lien de toile. Il ne possédait aucune poche au format de son cahier, et n’aimait pas le mêler à du matériel scolaire, ni exhiber son talent en le portant à la main. Et puis cette gêne ne lui déplaisait pas : elle lui rappelait qu’il allait non pas là où on pouvait croire qu’il allait, mais vers un autre but.
Il ne dessina pas grand-chose. L’aspect graphique du brouillard s’était révélé par la fenêtre, qui offrait son cadre et la distance de sa vitre. Dans la rue l’image s’évanouissait. Il ne restait qu’une présence confuse, envahissante et froide, et bien difficile à traduire. Pour faire une image il ne faut pas rester dedans. Il ne sortit pas son cahier, resserra sa pèlerine pour empêcher l’air mouillé de l’atteindre et il alla simplement à l’école.
Il arriva à la Grande Institution sans avoir rien fait. Au bord de la terrasse il essaya de donner une idée du labyrinthe des toits. Il ébaucha un trait mais la feuille gonflée d’humidité se déchira ; cela ne ressemblait à rien, juste à du papier sali. Il ferma son cahier, le remit dans sa ceinture, et fit comme les autres : il revint sous l’horloge de la cour et battit la semelle en attendant la cloche.
À Lyon l’hiver est hostile ; pas tant par la température que par cette révélation que l’hiver accomplit : le matériau principal de cette ville est la boue. Lyon est une ville de sédiments, de sédiments compactés en maisons, enracinées dans le sédiment des fleuves qui la traversent ; et sédiment n’est qu’un mot poli pour dire la boue qui s’entasse. L’hiver à Lyon tout vire en boue, le sol qui flanche, la neige qui ne tient pas, les murs qui coulent, et même l’air que l’on sent épais, humide et froid, qui imprègne les vêtements de petites gouttes, les taches d’une boue transparente. Tout s’alourdit, le corps s’enfonce, il n’est aucune façon de s’en prémunir. Sauf de garder la chambre avec un poêle qui brûle jour et nuit, et dormir dans un lit dont les draps seraient passés à la bassinoire chargée de braises plusieurs fois par jour. Et pendant l’hiver de 1943, qui peut bien encore disposer d’une chambre, et de charbon, et de braises ?
Mais en 1943 justement il est inconvenant de se plaindre : ailleurs le froid est bien pire. En Russie par exemple, où se battent nos troupes, ou leurs troupes, où les troupes, on ne sait plus comment dire. En Russie le froid agit comme une catastrophe, une explosion lente qui détruit sur son passage. On dit que les cadavres sont comme des bûches de verre qui se cassent si on les porte mal, ou que perdre un seul gant équivaut à mourir car le sang gèle en aiguilles et déchire les mains ; ou que les hommes qui meurent debout restent ainsi tout l’hiver, comme des arbres, et au printemps ils fondent et disparaissent, et aussi que nombreux sont ceux qui meurent en baissant culotte, l’anus figé. On répète les effets de ce froid comme une collection d’horreurs grotesques mais cela ressemble aux racontars de voyageurs qui profitent de la distance pour en rajouter. Les bobards circulent, mêlés à du vrai sans doute, mais qui, en France, a le moindre intérêt, la moindre envie, ne serait-ce que le moindre reste de rigueur intellectuelle ou morale pour faire encore le tri ?
Le brouillard étend des linges froids en travers des rues, en travers des couloirs, des escaliers, jusque dans les chambres. Les draps mouillés collent à ceux qui passent, ils traînent sur les joues de celui qui marche, ils s’insinuent, lèchent le cou comme des larmes de rage refroidie, des égouttements de colères mortes, des baisers affectueux d’agonisants qui voudraient bien qu’on les rejoigne. Il faudrait pour ne rien sentir ne plus bouger.
Sous l’horloge de la Grande Institution les jeunes garçons résistent en bougeant aussi peu que possible : juste un peu contre le froid, mais pas plus car le brouillard s’insinuerait. Ils piétinent sur place, protègent leurs mains, font le gros dos, ils baissent leur visage vers le sol. Ils enfoncent leur béret et ferment leur pèlerine en attendant que la cloche les appelle. Cela serait beau, à l’encre, ces garçons tous pareils, enveloppés d’une pèlerine noire arrondie aux épaules, qui se détachent en groupes irréguliers sur l’architecture classique de la cour. Mais Salagnon n’avait pas d’encre, ses mains étaient à l’abri, et l’exaspération de l’attente le gagnait. Il fit comme les autres, il attendit la cloche. Il sentait avec une pointe de délices son cahier, rigide, le gêner.
La cloche sonna et les gamins se ruèrent vers la classe. Ils se bousculèrent en gloussant, ils firent mine de se taire et accentuèrent les bruits, ils passèrent avec des coups de coude, des grimaces et des rires rentrés devant les deux pions qui gardaient la porte de l’air le plus impassible, affectant la raideur militaire très en vogue cette année-là. Comment les appeler, les élèves de la Grande Institution ? Ils ont de quinze à dix-huit ans, mais dans la France de 1943 l’âge ne vaut rien. Jeunes gens ? C’est faire trop d’honneur à ce qu’ils vivent. Jeunes hommes ? C’est trop prometteur au vu de ce qu’ils vivront. Comment appeler ceux qui dissimulent un sourire en passant devant les pions qui les gardent, sinon gamins ? Ils sont des gamins à l’abri de l’orage, ils habitent une boîte en pierre nette et glacée, et ils s’y bousculent comme des chiots. Ils attendent que la vie passe, ils aboient en faisant le signe qu’ils n’aboient pas, ils font en montrant qu’ils ne font pas. Ils sont à l’abri.
La cloche sonna et les gamins se rassemblèrent. L’air à Lyon est si humide, l’air de 1943 était de si mauvaise qualité que les notes de bronze ne s’envolaient pas : elles tombaient avec un bruit de carton mouillé et glissaient jusque dans la cour, elles se mélangeaient aux feuilles déchirées, aux restants de neige, à l’eau sale, à la boue qui recouvrait tout et peu à peu remplissait Lyon.
En rang, les élèves allèrent vers leur salle par un grand couloir de pierre froid comme de l’os. Le claquement des galoches résonnait sur les murs nus, mais noyé d’un froissement continu de pèlerines et de ce babil des gamins qui pourtant se taisent mais ne savent pas faire silence. Cela formait aux oreilles de Salagnon une infâme cacophonie qu’il détestait, qu’il traversait en se raidissant comme on se bouche le nez en traversant une pièce qui pue. Le climat, Salagnon s’en moque ; la froideur des lieux, il s’en réjouit plutôt ; l’ordre ridicule d’une école, il le supporte. Ce sont des circonstances malheureuses dont on peut s’isoler, mais si cela au moins pouvait se faire en silence ! Le vacarme du couloir l’humilie. Il essaie de ne plus entendre, de fermer intérieurement ses tympans, de rentrer en lui dans son silence propre, mais toute sa peau perçoit le brouhaha qui l’entoure. Il sait alors où il est, il ne peut pas l’oublier : dans une classe de gamins qui accompagnent toutes leurs actions de bruits enfantins, et ces bruits leur reviennent en écho, et ce brouhaha les entoure comme une sueur. Victorien Salagnon méprise la sueur, elle est la boue que produit un homme inquiet, trop habillé, qui s’agite. Un homme libre de ses mouvements court sans transpirer. Il court nu, sa sueur s’évapore à mesure, rien ne lui revient ; il ne baigne pas en lui-même, il garde son corps sec. L’esclave est courbé sur lui-même et transpire dans sa galerie de mine. L’enfant transpire jusqu’à se noyer dans les épaisseurs de laine dont sa mère l’a entouré. Salagnon avait une phobie de la sueur ; il se rêvait un corps de pierre, qui ne coule pas.
Le père Fobourdon les attendait devant le tableau noir. Ils se turent et restèrent debout chacun à sa place tant que le silence ne fut pas parfait. Un froissement de tissu ou un craquement de bois prolongeait leur station debout. Cela durerait jusqu’au silence complet. Fobourdon leur indiqua enfin de s’asseoir et le raclement des chaises fut bref et stoppa aussitôt. Alors il se retourna, et sur le tableau, en belles lettres régulières, écrivit : « Commentarii de Bello Gallico : version. » Ils commencèrent. Telle était la méthode du père Fobourdon : pas un mot de plus qu’il n’en faut absolument, pas de bavardage pour redoubler l’écrit. Des gestes. Il enseignait par l’exemple la discipline intérieure, qui est un art de seule pratique, qui ne vaut que par l’action. Il se voyait romain, pierre massive taillée puis gravée. Il assénait parfois de brefs commentaires qui tiraient une leçon morale des incidents, toujours les mêmes, qui parsèment la vie scolaire. Cette vie, il la méprisait, tout en portant très haut sa vocation d’enseignant. Il estimait sa place sur l’estrade meilleure qu’une place en chaire, car de celle-ci on utilise la parole pour fustiger, alors que de celle-là on indique, on ordonne, on agit ; se révèle alors le seul aspect de la vie qui vaille, l’aspect moral, qui n’a pas la stupidité du visible. Et de cette mise au jour de l’os, le langage enfin est digne.
Il leur fallait traduire un récit de la bataille où l’ennemi est habilement cerné puis taillé en pièces. La langue permet de beaux effets de plume, songea Salagnon, des coquetteries qui réjouissent et que l’on dit, qui effleurent le papier sans conséquence, des délicatesses d’aquarelle qui rehaussent un récit. Mais dans les guerres de la Gaule celtique on combattait de la façon la plus sale, sans même le dire et sans penser à métaphore. À l’aide de glaives affûtés on détachait du corps de l’ennemi des pièces sanglantes qui tombaient au sol, puis on avançait par-dessus pour trancher un autre membre, jusqu’à la fin de l’ennemi, ou tomber soi-même.
César l’aventurier entrait dans la Gaule et la livrait aux massacres. César voulait, et sa force était grande. Il voulait briser les nations, fonder un empire, régner ; il voulait être, saisir le monde connu dans sa poigne, il voulait. Il voulait être grand, et ceci pas trop tard.
De ses conquêtes, de ces meurtres de masse, il faisait un récit enlevé, qu’il envoyait à Rome pour séduire le Sénat. Il décrivait les batailles comme des scènes d’alcôve où le vir, la vertu romaine, triomphait, où le glaive de fer se maniait comme un sexe triomphant. Par son récit habile il donnait par procuration à ceux qui étaient restés là-bas le frisson de la guerre. Il rétribuait leur confiance, il leur en donnait pour leur argent, il les payait d’un récit. Alors les sénateurs envoyaient hommes, subsides et encouragements. Cela leur reviendrait sous forme de chariots chargés d’or, et d’anecdotes inoubliables, comme celle des mains d’ennemis tranchées en tas gigantesques.
César par le verbe créait la fiction d’une Gaule, qu’il définissait et conquérait d’une même phrase, du même geste. César mentait comme mentent les historiens, décrivant par choix la réalité qui leur semble la meilleure. Et ainsi le roman, le héros qui ment fondent la réalité bien mieux que les actes, le gros mensonge offre un fondement aux actes, constitue tout à la fois les fondations cachées et le toit protecteur des actions. Actes et paroles ensemble découpent le monde et lui donnent sa forme. Le héros militaire se doit d’être un romancier, un gros menteur, un inventeur de verbe.
Le pouvoir se paye d’images, et s’en nourrit. César, génie en tout, menait le militaire, le politique et le littéraire, selon la même allure. Il s’occupait d’une même tâche aux différents aspects : mener ses hommes, conquérir la Gaule, en faire le récit, et chaque aspect renforçait l’autre en une spirale infinie qui le conduisit jusqu’à un sommet de gloire, jusqu’à la part des cieux où ne volent que les aigles.
La réalité suggère des images, l’image met en forme la réalité : tout génie politique est un génie littéraire. À cette tâche le Maréchal ne peut suffire : le roman qu’il exhibe à une foule française muette d’humiliation n’en est pas un ; à peine un livre de lecture pour petite classe, un Tour de la France par deux enfants expurgé de ce qui fâche, une suite de futiles coloriages que l’on remplit en tirant la langue. Le Maréchal parle en vieillard, il ne reste pas éveillé très longtemps, sa voix chevrote. Personne ne peut croire aux buts enfantins de la Révolution nationale. On acquiesce d’un air distrait et on pense à autre chose ; dormir, vaquer à ses affaires, ou s’entretuer dans l’ombre.
Salagnon traduisait bien mais lentement. Il rêvait sur les brèves phrases latines, il leur prêtait les prolongements qu’elles ne disaient pas, il leur redonnait vie. Dans la marge il griffonna un plan scénographique de la bataille. Ici le pré ; là les lisières obliques qui le ferment ; ici la pente qui donnera l’élan ; là les légions rangées coude à coude, chacun connaissant son voisin et n’en changeant pas ; et, devant, la masse celtique désordonnée et demi-nue, nos ancêtres les Gaulois enthousiastes et crétins, toujours prêts à en découdre pour ressentir le frisson de la guerre, juste le frisson, peu importe l’issue. Il prit une goutte d’encre violette sur son doigt, la mouilla de salive et posa des ombres transparentes sur son tracé. Il frotta doucement, les lignes dures fondirent, l’espace se creusa, la lumière vint. Le dessin est une pratique miraculeuse.
« Vous êtes sûr des emplacements ? » demanda Fobourdon.
Il sursauta, rougit, eut le réflexe de tout cacher de son coude et s’en voulut ; Fobourdon ébaucha le geste de lui tirer l’oreille mais renonça ; ses élèves avaient dix-sept ans. Ils se redressèrent tous les deux avec un peu de gêne.
« J’aimerais que vous avanciez votre traduction plutôt que de vous complaire en ces marginalia. »
Salagnon lui montra les lignes déjà faites ; Fobourdon n’y trouva pas de faute.
« Votre traduction est bonne, et la topographie exacte. Mais j’aimerais que vous ne mêliez pas de gribouillages à une langue latine qui est l’honneur de la pensée. Vous avez besoin de toutes les ressources de votre esprit, toutes, pour approcher ces sommets que fréquentaient les Anciens. Alors cessez de jouer. Formez votre esprit, il est le seul bien dont vous disposez. Rendez aux enfants ce qui leur revient, et à César ce qui lui est dû. »
Satisfait, il s’éloigna, suivi d’une brise de murmures qui parcourut les rangs. Il arriva sur l’estrade et se retourna. Le silence se fit.
« Continuez. »
Et les lycéens continuèrent de donner l’équivalent de la guerre des Gaules en langue scolaire.
« Tu l’as échappé belle. »
Chassagneaux parlait sans bouger les lèvres, avec une habileté de collégien. Salagnon haussa les épaules.
« Il est dur, Fobourdon. Mais on est quand même plus tranquille ici qu’ailleurs. Non ? »
Salagnon sourit en montrant les dents. Sous le pupitre il lui attrapa le gras de la cuisse et tordit.
« Je n’aime pas la tranquillité », souffla-t-il.
Chassagneaux gémit, poussa un cri ridicule. Salagnon continuait de pincer en souriant toujours, sans cesser d’écrire. Cela devait faire mal ; Chassagneaux couina un mot étranglé qui déclencha un rire général, les ondes de rire s’élargissaient autour de lui, caillou jeté dans le silence de la classe. Fobourdon les fit taire d’un geste.
« Qu’est-ce que c’est ? Chassagneaux, levez-vous. C’est vous ?
— Oui, monsieur.
— Et pourquoi ?
— Une crampe, monsieur.
— Petit crétin. À Lacédémone, les jeunes gens se laissaient ouvrir le ventre sans un mot plutôt que de rompre le silence. Vous nettoierez brosses et tableau pendant une semaine. Vous vous concentrerez sur l’aspect exemplatif de ces tâches. Le silence est la propreté de l’esprit. J’espère que votre esprit saura retrouver la propreté du tableau noir. »
Il y eut des rires, qu’il interrompit d’un « Assez ! » très sec. Tous reprirent leur ouvrage. Chassagneaux, les lèvres molles, tâtait sa cuisse avec précaution. Un peu joufflu, peigné d’une raie bien droite, il ressemblait à un petit garçon prêt à pleurer. Salagnon lui fit passer un mot plusieurs fois plié. « Bravo. Tu as gardé le silence. Tu gardes mon amitié. » L’autre le lut et lui glissa un regard d’humide reconnaissance, qui provoqua chez Salagnon un grand dégoût : tout son corps se raidit, il trembla, il manqua vomir. Alors il plongea sa plume dans l’encre et commença de recopier ce qu’il avait déjà traduit. Il n’accorda plus d’attention qu’à son tracé, il ne pensa plus qu’à être à sa pointe, et dans l’encre qui s’écoulait le long de l’acier. Son corps se calmait. Animées par son souffle, les lettres se dessinèrent en courbes violettes, en courbes vivantes, leur rythme lent l’apaisait et il finissait ses lignes d’un paraphe enlevé, précis comme une touche d’escrime. La calligraphie classique procure le calme dont ont besoin les violents et les agités.
On voit l’homme de guerre à sa calligraphie, disent les Chinois ; dit-on. Les gestes de l’écriture sont en petit ceux du corps entier, et même ceux de l’existence entière. La posture et l’esprit de décision sont les mêmes quelle qu’en soit l’échelle. Il partageait cet avis, bien qu’il ne se souvînt pas où il avait pu le lire. De la Chine Salagnon ne savait presque rien, des détails, des rumeurs, mais cela suffisait pour que s’établisse en imagination un territoire chinois, lointain, un peu flou mais présent. Il l’avait meublé de gros bouddhas qui rient, de pierres contournées, de potiches bleues pas très jolies, et de ces dragons qui décorent les flacons d’encre dite de Chine, que la traduction anglaise, mensongère, fait venir d’Inde. Son goût de la Chine venait d’abord de là : d’un mot, juste un mot sur un flacon d’encre. Il aimait à ce point l’encre noire qu’elle lui semblait pouvoir fonder un pays entier. Les rêveurs et les ignorants ont parfois des intuitions très profondes sur la nature de la réalité.
Ce que savait Salagnon de la Chine tenait pour l’essentiel en les propos d’un vieux monsieur pendant une heure de philosophie. Et il avait parlé lentement, se souvient-il, et il s’était répété, et il s’était complu en longues généralités qui émoussaient l’attention de son public.
Le père Fobourdon avait invité dans sa classe un très vieux jésuite qui avait passé sa vie en Chine. Il avait échappé à la révolte des Boxers, assisté au sac du Palais d’Été, survécu à l’insécurité générale des luttes des seigneurs de la guerre. Il avait aimé l’Empire, même épuisé, s’était adapté à la République, accommodé du Kouo-min-tang, mais les Japonais l’avaient chassé. La Chine s’était enfoncée dans un chaos total, qui promettait d’être long ; son grand âge ne lui permettait pas d’en espérer la fin. Il était rentré en Europe.
Le vieil homme marchait courbé en soufflant fort, il s’appuyait sur tout ce qu’il pouvait atteindre ; il mit un temps infini à traverser la classe devant les élèves debout, et s’affala sur la chaise de bureau que le père Fobourdon n’utilisait jamais. Pendant une heure, une heure exactement entre deux cloches, il avait dévidé d’une voix atone des généralités que l’on aurait pu lire dans les journaux, ceux d’avant-guerre, ceux qui paraissaient normalement. Mais de cette même voix à bout de souffle, de cette voix fade qui ne suggérait rien, il lut aussi des textes étranges que l’on ne trouvait, eux, nulle part.
Il lut des aphorismes de Lao-tseu, par lesquels le monde devenait tout à la fois très clair, très concret, et très incompréhensible ; il lut des fragments du Yi-king dont le sens paraissait aussi multiple que celui d’une poignée de cartes ; il lut enfin un récit de Sun-tsu à propos de l’art de la guerre. Il montrait que l’on peut faire manœuvrer n’importe qui en ordre de bataille. Il montrait que l’obéissance à l’ordre militaire est une propriété de l’humanité, et que de ne pas y obéir est une exception anthropologique ; ou une erreur.
« Donnez-moi n’importe quelle bande de paysans incultes, je les ferai manœuvrer comme votre garde, disait Sun-tsu à l’empereur. En suivant les principes de l’art de la guerre je peux faire manœuvrer tout le monde, comme à la guerre. – Même mes concubines ? demanda l’empereur, cette volière d’évaporées ? – Même. – Je n’en crois rien. – Donnez-moi toute liberté et je les ferai manœuvrer comme vos meilleurs soldats. » L’empereur amusé accepta, et Sun-tsu fit manœuvrer les courtisanes. Elles obéirent par jeu, elles rirent, elles s’emmêlèrent dans leurs pas et rien de bon n’en sortit. L’empereur souriait. « Avec elles, je ne m’attendais pas à mieux, dit-il. – Si l’ordre n’est pas compris, c’est qu’il n’a pas été bien donné, dit Sun-tsu. C’est la faute du général, il doit expliquer plus clairement. »
Il expliqua à nouveau, plus clairement, les femmes recommencèrent la manœuvre et rirent encore ; elles se dispersèrent en dissimulant leur visage derrière leurs manches de soie. « Si ensuite l’ordre n’est toujours pas compris, c’est la faute du soldat », et il demanda que l’on fît décapiter la favorite, celle d’où partaient les rires. L’empereur protesta, mais son stratège insista respectueusement ; il lui avait accordé toute liberté. Et si Sa Majesté voulait voir réaliser son projet, il lui fallait laisser agir comme il l’entendait celui à qui il avait confié cette mission. L’empereur acquiesça avec un peu de regrets et la jeune femme fut décapitée. Une grande tristesse pesa sur la terrasse où l’on jouait à la guerre, même les oiseaux se turent, les fleurs n’émirent plus de parfum, les papillons cessèrent de voler. Les jolies courtisanes manœuvrèrent en silence comme les meilleurs soldats. Elles restaient ensemble, bien serrées, liées entre elles par la complicité des survivantes, par cette excitation que transmet l’odeur de la peur.
Mais la peur n’est qu’un prétexte que l’on se donne pour obéir : le plus souvent on préfère obéir. On ferait tout pour être ensemble, pour baigner dans l’odeur de trouille, pour boire l’excitation qui rassure, qui chasse l’horrible inquiétude d’être seul.
Les fourmis parlent par odeurs : elles ont des odeurs de guerre, des odeurs de fuite, des odeurs d’attirance. Elles y obéissent toujours. Nous, les gens, nous avons des jus psychiques et volatils qui agissent comme des odeurs, et les partager est ce que nous aimons le plus. Quand nous sommes ensemble, ainsi unis, nous pouvons sans penser à rien d’autre courir, massacrer, nous battre à un contre cent. Nous ne nous ressemblons plus ; nous sommes au plus près de ce que nous sommes.
Sur l’une des terrasses du palais, dans la lumière oblique du soir qui colorait les lions de pierre jaune, les courtisanes manœuvraient à petits pas devant l’empereur attristé. Le soir tombait, la lumière prenait la teinte sourde des tenues militaires, et sur les cris brefs de Sun-tsu elles continuaient de marcher à l’unisson, dans le tapotement rythmé de leurs socques, dans l’envol bruissant de leurs tuniques de soie éblouissantes dont plus personne ne songeait à admirer les couleurs. Le corps de chacune avait disparu, ne restait que le mouvement commandé par les ordres du stratège.
La boutique est haïssable. Elle fut toujours ignoble, elle est maintenant ignominieuse. Le dire aussi clairement vint à Salagnon le soir après les cours, un de ces jours d’hiver où ces heures-là sont des nuits.
Rentrer chez lui n’est pas le moment que Salagnon préfère. Dans l’obscurité un froid épais monte du sol, on croit marcher dans l’eau. Rentrer à ces heures-là en hiver revient à s’enfoncer dans un lac, aller vers un sommeil qui ressemble à la noyade, à l’extinction par engourdissement. Rentrer, c’est renoncer à être parti, renoncer à cette journée-là comme début d’une vie. Rentrer, c’est froisser ce jour et le jeter comme un dessin raté.
Rentrer le soir, c’est jeter le jour, pense Salagnon dans les rues de la vieille ville, où les gros pavés mouillés luisent plus que les pauvres lampes, accrochées aux murs à de trop longs intervalles. À Lyon dans les rues anciennes il est impossible de croire à une continuité de la lumière.
Et puis il déteste cette maison, qui est pourtant la sienne, il déteste cette boutique à devanture de bois, avec derrière un entrepôt où son père entasse ce qu’il vend et dessus un entresol où habite la famille, mère, père et lui. Il la déteste car la boutique est haïssable ; et parce qu’il y rentre chaque soir et laisse donc à penser que c’est chez lui, sa maison, sa source personnelle de chaleur humaine, alors que ce n’est que l’endroit où il peut ôter ses chaussures. Mais il rentre chaque soir. La boutique est haïssable. Il se le répète, et entre.
La clochette grelotte, la tension monte aussitôt. Sa mère l’interpella avant qu’il ferme la porte.
« Enfin ! File aider ton père. Il est débordé. »
La clochette grelotta encore, entra un client avec une bouffée de froid. Sa mère dans un réflexe étonnant se retourna et sourit. Elle a cette vivacité des messieurs qui croisent une jeune femme aux formes intéressantes : un mouvement qui précède toute pensée, une rotation du cou déclenchée par la clochette. Son sourire est parfaitement imité. « Monsieur ? » Elle est une belle femme au port élégant, qui toise la clientèle d’un air que l’on s’accorde à trouver charmant. On aimerait lui acheter quelque chose.
Victorien fila dans l’entrepôt, où son père était perché sur un escabeau. Il bataillait avec des cartons et soupirait.
« Ah ! Te voilà, toi. »
Du haut de l’escabeau, les lunettes avancées sur le nez, il lui tendit une liasse de formulaires et de factures. La plupart étaient froissés car le papier de 1943 ne résiste pas aux impatiences du père Salagnon, à ses gestes impulsifs quand il enrage de ne pas réussir, à la moiteur de ses mains dès qu’il s’énerve.
« Il m’en manque ; rien ne correspond ; je m’y perds. Toi qui sais parler aux chiffres, refais les comptes. »
Victorien reçut la liasse et vint s’asseoir sur la dernière marche de l’escabeau. De la poussière flottait sans retomber. Les lampes à faible voltage ne suffisent pas, elles luisent comme de petits soleils à travers le brouillard. Il ne voyait pas très bien mais cela n’avait pas d’importance. S’il ne s’agissait que de chiffres il suffirait de lire et de compter, mais ce que lui demande son père n’est pas une tâche de comptable. La maison Salagnon tient multiple comptabilité, et cela varie selon les jours. Les lois du temps de guerre forment un labyrinthe où il faut circuler sans se perdre ni se blesser ; il faut distinguer avec soin ce qu’il est permis de vendre, ce qui est toléré, ce qui est contingenté, ce qui est illégal mais pas très grave, ce qui est illégal et puni de mort, et ce sur quoi on a oublié de légiférer. Les comptes de la maison Salagnon intègrent toutes les dimensions de l’économie de guerre. On y trouve du vrai, du caché, du codé, de l’inventé, du plausible au cas où, de l’invérifiable qui ne dit pas son nom, et même des données exactes. Les limites sont bien sûr floues, arrangées en secret, connues seulement du père et du fils.
« Je ne vais pas m’y retrouver.
— Victorien, je vais subir un contrôle. Alors pas d’états d’âme, il faut que mes stocks correspondent aux comptes, et aux règles. Sinon, couic. Pour moi, et toi aussi. Quelqu’un m’a dénoncé. L’enflure ! Et il a fait ça si discrètement que je ne sais pas d’où vient le coup.
— D’habitude tu t’arranges.
— Je me suis arrangé : je n’ai pas été mis au trou. Ils vont simplement venir voir. Vu l’ambiance, c’est du favoritisme. Ils ont changé dans les bureaux à la préfecture : ils veulent de l’ordre, je ne sais plus avec qui m’entendre. En attendant, pas de faille dans ces tas de papier.
— Comment veux-tu que je m’y retrouve ? Tout est faux, ou bien vrai, je ne sais même plus. »
Son père se tut, le regarda fixement. Il le regardait de haut parce qu’il était plus haut sur l’escabeau. Il parla en détachant chacun de ses mots.
« Dis-moi, Victorien : à quoi ça sert que tu fasses des études au lieu de travailler ? À quoi ça sert si tu n’es pas capable de tenir un livre de comptes qui ait l’air vrai ? »
Il n’a pas tort : à quoi servent les études sinon à comprendre l’invisible et l’abstrait, à monter, démonter, réparer tout ce qui par-derrière régit le monde. Victorien hésita et soupira, et c’est de cela qu’il s’en veut. Il se leva avec les liasses froissées et prit sur l’étagère le grand cahier relié de toile.
« Je vais voir ce que je peux faire », dit-il. Et c’est à peine audible.
« Rapidement. »
Il s’arrête sur le seuil encombré de documents, interloqué :
« Rapidement, répète son père. Le contrôle peut avoir lieu cette nuit, demain, un jour imprévu. Et il y aura des Allemands. Ils s’y mettent car ils ont horreur que l’on détourne leur butin. Ils soupçonnent les Français de s’entendre sur leur dos.
— Ils n’ont pas tort. Mais c’est la règle du jeu, non ? De reprendre ce qu’ils prennent.
— Ils sont les plus forts donc le jeu n’a pas de règles. Nous n’avons pas d’autres moyens de survie que de nous montrer malins, mais discrètement. Nous devons vivre comme des rats : invisibles mais présents, faibles mais rusés, grignotant la nuit les provisions des maîtres, juste sous leur nez, quand ils dorment. »
Il n’est pas mécontent de son image et risque un clin d’œil. Victorien retrousse ses lèvres. « Comme ça ? » Il montre ses incisives, roule des yeux fourbes et inquiets, pousse de brefs petits cris. Le sourire de son père s’évanouit : le rat bien imité le dégoûte. Il regrette son image. Victorien remet son visage en place, le sourire est maintenant de son côté.
« Quitte à montrer les dents, je préférerais montrer des dents de lion plutôt que des dents de rat. Ou des dents de loup. C’est plus accessible et tout aussi bien. Voilà comme j’aimerais montrer les dents : avec des dents de loup.
— Sûrement, mon fils. Moi aussi. Mais on ne choisit pas sa nature. Il faut suivre le penchant de sa naissance, et désormais nous naîtrons rats. Ce n’est pas la fin du monde que d’être rat. Ils prospèrent aussi bien que les hommes, et à leurs dépens ; ils vivent bien mieux que les loups, même si c’est à l’abri de la lumière. »
À l’abri de la lumière, c’est bien ainsi que nous vivons, pensa Victorien. Déjà que cette ville n’est pas très éclairée avec ses rues serrées et ses murs noirs, son climat brumeux qui la cache à elle-même ; mais en plus on réduit la puissance des ampoules, on peint les vitres en bleu, et on tire les rideaux le jour comme la nuit.
Il n’y a plus de jour, d’ailleurs. Juste une ombre propice à nos activités de rats. Nous vivons une vie d’Esquimaux dans la nuit permanente de l’hiver, une vie de rats arctiques dans une succession de nuits noires et de vagues crépuscules. Tiens, j’irai là-bas, continuait-il de penser, j’irai m’établir au cercle polaire quand la guerre sera finie, au Groenland, quels que soient les vainqueurs. Il fera sombre et froid mais dehors tout sera blanc. Ici, c’est jaune ; d’un jaune dégoûtant. La lumière trop faible, les murs crépis de terre, les cartons d’emballage, la poussière des boutiques, tout est jaune, et aussi les visages en cire que n’irrigue aucun sang. Je rêve de voir du sang. Ici on le protège tellement qu’il ne coule plus. Ni par terre ni dans les veines. On ne sait plus où est le sang. Je voudrais voir des traînées rouges sur la neige, juste pour l’éclat du contraste, et la preuve que la vie existe encore. Mais ici tout est jaune, mal éclairé, c’est la guerre et je ne vois pas où je mets les pieds.
Il manqua de trébucher. Il rattrapa de justesse les papiers, et continua en marmonnant de traîner les pieds, de cette démarche des adolescents en famille qui tout à la fois avancent et reculent, et du coup ne bougent pas. Lui si énergique quand il est dehors adopte chez ses parents une mobilité réduite ; cela ne lui va pas mais il ne peut s’en défaire : entre ces murs il traîne, il ressent un malaise jaunâtre, un malaise hépatique qui a la couleur d’une peinture pisseuse sous un faible éclairage.
L’heure de fermeture a passé et Mme Salagnon a regagné l’arrière-boutique, qui sert d’appartement. Victorien la voit de dos, il voit la ligne courbe de ses épaules, son dos où fait saillie le gros nœud du tablier de ménage. Elle se penche sur l’évier – les femmes passent beaucoup de temps à mouiller des choses. « Ce n’est pas un lieu ni une posture pour un garçon », soupire-t-elle souvent ; et ce soupir change, parfois résigné, parfois révolté, toujours étrangement satisfait.
« Tu descendras tôt, dit-elle sans se retourner. Ton oncle dîne ici ce soir.
— Je dois travailler », dit-il en montrant le cahier au dos de sa mère.
C’est ainsi qu’ils se parlent, par gestes, sans se regarder. Il monte à l’entresol d’un pas léger car il aime bien son oncle.
Sa chambre était juste à sa taille ; debout il en effleurait le plafond ; un lit et une table suffisaient à la remplir. « Elle aurait pu servir de placard, et ce sera un débarras quand tu seras parti », disait son père en riant à peine. Une lampe à acétylène donnait sur la table une lumière vive de la taille d’un cahier ouvert. Cela suffisait. Le reste n’avait pas besoin d’éclairage. Il alluma, s’assit, et espéra que quelque chose arrive qui l’empêcherait de finir ce travail-là. Le sifflement de l’acétylène faisait un bruit de grillon continu qui rendait la nuit plus profonde. Il était tout seul devant ce rond clair. Il regarda ses mains immobiles posées devant lui. Victorien Salagnon possédait de naissance de grosses mains, au bout d’avant-bras solides. Il pouvait les fermer en gros poings, taper sur la table, cogner ; et frapper juste car il avait l’œil clair.
Ce trait physique aurait fait de lui un homme actif en d’autres circonstances. Mais il n’était pas d’occasion dans la France de 1943 d’user librement de sa force. On pouvait se montrer agité, et rigide, donner l’illusion d’être volontaire, parler d’action, mais ce n’était qu’un paravent. Chacun se contentait d’être souple, le moins large possible pour ne pas donner prise au vent de l’histoire. Dans la France de 1943, close comme une maison de campagne en hiver, on avait verrouillé la porte et accroché les volets. Le vent de l’histoire ne rentrait que par les fentes, en courants d’air qui ne gonfleraient pas une voile ; juste de quoi prendre froid et mourir d’une pneumonie, seul dans sa chambre.
Victorien Salagnon possédait un don qu’il n’avait pas souhaité. En d’autres circonstances il ne s’en serait pas aperçu, mais l’obligation de garder la chambre l’avait laissé face à ses mains. Sa main voyait, comme un œil ; et son œil pouvait toucher comme une main. Ce qu’il voyait, il pouvait le retracer à l’encre, au pinceau, au crayon, et cela réapparaissait en noir sur une feuille blanche. Sa main suivait son regard comme si un nerf les avait unis, comme si un fil direct avait été posé par erreur lors de sa conception. Il savait dessiner ce qu’il voyait, et ceux qui voyaient ses dessins reconnaissaient ce qu’ils avaient pressenti devant un paysage, un visage, sans qu’ils parviennent à s’en saisir.
Victorien Salagnon aurait voulu ne pas s’embarrasser de nuances et foncer, mais il disposait d’un don. Il ne savait pas d’où cela lui venait, c’était à la fois agréable et désespérant. Ce talent se manifestait par une sensation motrice : certains ont des acouphènes, des taches lumineuses dans l’œil, des fourmis dans les jambes, mais lui sentait entre ses doigts le volume d’un pinceau, la viscosité de l’encre, la résistance des grains du papier. Superstitieux, il attribuait ces effets aux propriétés de l’encre, qui était assez noire pour contenir une foule de sombres desseins.
Il possédait un énorme encrier taillé dans un bloc de verre ; il contenait une réserve de ce liquide merveilleux, il le laissait au milieu de sa table sans jamais le bouger. L’objet si lourd devait être à l’épreuve des bombes ; en cas de coup au but on l’aurait retrouvé intact parmi les débris humains, n’ayant rien perdu de son contenu, tout prêt à engluer de noir brillant les faits et gestes d’une autre victime.
La sensation de l’encre lui serrait le cœur. Condamné par l’ambiance de 1943 à passer de longues heures enfermé, il cultiva ce don dont il n’aurait sinon rien fait. Il laissa sa main s’agiter dans le seul espace d’une page. L’agitation servait de soupape à l’inertie du reste de son corps. Mollement il envisageait de transformer son talent en art mais ce désir restait dans sa chambre, ne dépassait pas le cercle de sa lampe, grand comme un cahier ouvert.
La sensation de l’encre lui échappait, il ne savait pas comment la poursuivre. Le meilleur moment restait le désir qui juste précède la saisie du pinceau.
Il souleva le couvercle. Dans le pavé de verre le volume obscur ne bougeait pas. L’encre de Chine n’émet ni mouvement ni lumière, son noir parfait a les propriétés du vide. Contrairement à d’autres liquides opaques, comme le vin ou l’eau boueuse, l’encre est rétive à la lumière, elle ne s’en laisse pas pénétrer. L’encre est une absence et il est difficile d’en savoir la taille : ce peut être une goutte que le pinceau absorbera, ou un gouffre dans lequel on peut disparaître. L’encre échappe à la lumière.
Victorien feuilleta les factures, ouvrit le cahier. Il sortit d’une pile le brouillon d’un thème latin. Au dos, il griffonna un visage. La bouche béait. Il n’avait pas envie de plonger dans les comptes frauduleux. Il savait bien ce qu’il fallait modifier pour que tout s’avère vraiment vraisemblable. Il traça des yeux ronds, qu’il ferma chacun d’une tache. Il lui suffisait de se souvenir de ce qui était faux dans les factures. Pas tout. C’est lui qui les avait faites. Il posa une ombre derrière la tête qui déborda d’un côté du visage. Le volume venait. Il excellait à faire deux choses à la fois. Comme contracter en même temps deux muscles antagonistes : cela fatigue autant que d’agir, et ne produit aucun mouvement ; cela permet d’attendre.
La sirène retentit brusquement, puis d’autres, la nuit céda comme un tissu qui se déchire, toutes gémissaient ensemble. On s’affola dans l’immeuble. Des portes claquaient, des cris dévalaient l’escalier, la voix trop aiguë de sa mère s’éloignait déjà : « Il faut appeler Victorien. – Il a entendu », disait la voix de son père, évanouissante, à peine audible ; puis plus rien.
Victorien essuya sa plume avec un chiffon. Sinon l’encre s’incruste ; la gomme liquide qui lui donne sa brillance la rend très solide en séchant. L’encre est vraiment une matière. Puis il éteignit et monta par l’escalier de l’immeuble. Il allait à tâtons, il ne croisa personne, il n’entendait rien d’autre que le chœur de cuivre des sirènes. Quand il arriva tout en haut elles se turent. Il ouvrit le fenestron qui donnait sur le toit, le dehors était éteint. Il franchit avec peine l’ouverture pas plus large que ses épaules, il avança sur le toit à pas précautionneux, jambes pliées, tâtant du pied les tuiles avant d’avancer. Quand il fut au bord il s’assit en laissant pendre ses jambes. Il ne sentait rien d’autre que son propre poids sur ses fesses et l’humidité glaciale de la terre cuite à travers son pantalon. Devant lui s’ouvrait un gouffre de six étages mais il ne le voyait pas. Le brouillard l’entourait, vaguement luminescent mais sans lui permettre de rien voir, diffusant juste assez de lumière pour lui assurer qu’il ne fermait pas les yeux. Il était assis dans rien. L’espace inexistant n’avait ni forme ni distance. Il flottait avec, dessous, l’idée du gouffre et, dessus, l’arrivée d’avions chargés de bombes. S’il n’avait pas ressenti un peu de froid, il aurait cru n’être plus là.
Un grondement lointain vint du fond du ciel, sans origine, la résonance générale de la voûte céleste frottée du doigt. Des lances de lumière surgirent d’un coup, par groupes, grands roseaux raides vacillants, tâtonnant l’espace. Des flocons orangés apparurent à leur sommet, des lignes pointillées les suivirent, des explosions étouffées et des crépitements lui parvenaient avec retard. Il voyait maintenant la ligne des toits et le gouffre sombre sous ses pieds, on tirait sur les avions remplis de bombes qu’il ne voyait pas encore.
Une main se posa sur son épaule ; il sursauta, glissa, une poigne solide le retint.
« Qu’est-ce que tu fous là ? souffla son oncle à son oreille. Tout le monde est à l’abri.
— À choisir je préfère ne pas mourir dans un trou. Tu imagines le coup au but ? L’immeuble s’effondre et on meurt tous à la cave. On ne distinguera pas mes débris de ceux de ma mère, de ceux de mon père et des boîtes de pâté qu’il a en réserve. On enterrera tout ensemble. »
L’oncle ne répondait pas, sans lâcher son épaule ; souvent il ne disait rien, il attendait que l’autre s’épuise.
« Et puis j’aime bien les feux d’artifice.
— Crétin. »
Le son des avions décrut, dériva vers le sud, s’éteignit. Les lances de lumière disparurent d’un coup.
La fin d’alerte sonna, la main de l’oncle se fit plus légère.
« Viens, on descend. Fais attention de ne pas glisser. Tout ce que tu risques c’est de tomber du toit. On t’aurait ramassé en bas et jeté dans le trou des victimes de causes inconnues, personne n’aurait rien su de ton indépendance. Viens. »
Dans l’escalier rallumé ils croisèrent des familles en pyjama. Les voisins s’interpellaient en remontant dans des paniers le dîner qu’ils n’avaient pu finir. Les enfants jouaient encore, râlaient de devoir rentrer, et une tournée de torgnoles les envoya au lit.
Victorien suivait son oncle. Il suffisait que celui-là soit présent et sans rien dire cela changeait. Quand il leur ramena leur fils ses parents ne dirent rien, ils passèrent à table. Sa mère avait mis une jolie robe et du rouge sur ses lèvres. Sa bouche palpitait, elle parlait en souriant. Son père détailla à voix haute l’étiquette d’une bouteille de vin rouge, soulignant le millésime d’un clin d’œil destiné à l’oncle.
« De ceux-là il n’en reste pas, assura-t-il. Les Français n’y ont pas accès. Les Anglais nous le buvaient avant guerre, et maintenant les Allemands le confisquent. J’ai pu leur refiler autre chose, ils n’y connaissent rien. Et garder quelques exemplaires de celles-ci. »
Il servit largement l’oncle, puis lui-même, et ensuite plus modestement Victorien et sa mère. L’oncle, peu bavard, mangeait avec indifférence, et les parents s’agitaient autour de sa masse butée. Ils babillaient, alimentaient la conversation avec un enthousiasme faux, ils se relayaient pour fournir anecdotes et saillies qui provoquaient chez l’oncle un vague sourire. Ils devenaient de plus en plus futiles, ils devenaient baudruches errantes, ils se propulsaient dans la pièce, sans but, par l’air qui fuyait de leur bouche. La masse de l’oncle changeait toujours la gravité. On ne savait pas ce qu’il pensait, ni même s’il pensait, il se contentait d’être là et cela déformait l’espace. On sentait autour de lui le sol pencher, on ne se tenait plus droit, on glissait, et on devait s’agiter d’une façon un peu ridicule pour garder l’équilibre. Victorien en était fasciné, il aurait voulu comprendre ce mystère de la présence. Comment expliquer ces déformations de l’atmosphère à qui ne connaissait pas son oncle ? Il essayait parfois : il disait que son oncle l’impressionnait physiquement ; mais comme l’homme n’était ni grand, ni gros, ni fort, ni rien de particulier, une description dans ce sens tournait court. Il ne savait pas comment poursuivre, il n’en disait pas plus. Il aurait fallu dessiner ; non pas l’oncle, mais autour de lui. Le dessin a ce pouvoir, il est un raccourci qui montre, au grand soulagement du dire.
Intarissable, son père racontait les subtilités du commerce de guerre, ponctuant d’un coup de coude et d’un clin d’œil les moments forts où l’occupant était grugé par l’occupé, sans même le savoir. Que l’Allemand ne s’aperçoive de rien déclenchait ses plus gros rires. Victorien participa à la conversation ; ne pouvant faire état de son aventure sur le toit il raconta par le menu la guerre des Gaules. Il s’enflamma, inventa des précisions, cliquetis d’armes, galop de cavalerie, tintement de fer entrechoqué ; il disserta sur l’ordre romain, la force celtique, l’égalité des armes et l’inégalité de l’esprit, le rôle de l’organisation et l’efficience de la terreur. L’oncle écoutait avec un sourire affectueux. Finalement il posa la main sur le bras de son neveu. Cela le fit taire.
« Ceci a deux mille ans, Victorien.
— C’est plein d’enseignements qui ne vieillissent pas.
— En 1943 on ne raconte pas la guerre. »
Victorien rougit, et ses mains, qui avaient accompagné son récit, se posèrent sur la table.
« Tu es courageux, Victorien, et plein d’élan. Mais il faut que l’eau et l’huile se séparent. Quand le courage se sera séparé des enfantillages, et si c’est bien le courage qui reste à la surface, tu viendras me voir et nous parlerons.
— Je te trouverai où ? Et pour parler de quoi ?
— À ce moment tu le sauras. Mais souviens-toi : attends que l’eau et l’huile se séparent. »
Sa mère acquiesçait, son regard passant de l’un à l’autre, elle semblait recommander à son fils de tout écouter et de faire comme dirait son oncle. Son père partit d’un gros rire et servit de nouveau à boire.
On frappa, tous sursautèrent. Le père maintint sa bouteille inclinée au-dessus de son verre et le vin ne coulait pas. On frappa encore. « Mais va donc ouvrir ! » Le père hésitait encore, il ne savait pas quoi faire de sa bouteille, de sa serviette, de sa chaise. Il ne savait pas dans quel ordre s’en débarrasser, et cela l’immobilisait. On frappa plus fort, les coups précipités indiquaient un ordre, l’impatience du soupçon. Il ouvrit, dans l’entrebâillement se glissa l’îlotier au petit visage pointu. Ses yeux mobiles firent le tour de la pièce, et il sourit de ses dents trop grosses pour sa bouche.
« Vous en mettez un temps ! Je remonte de la cave. Je viens voir si tout va bien depuis l’alerte. Je fais le tour. Pour l’instant tout le monde est là. Heureusement que ce soir ce n’était pas pour nous, certains n’ont pas pu se mettre à l’abri. »
Tout en parlant il salua Madame d’un signe de tête, s’attarda sur Victorien avec son sourire qui montrait les dents, et quand il eut fini il faisait face à l’oncle. Il l’avait vu dès le début mais il savait attendre. Il le fixa, il laissa s’installer un léger malaise.
« Monsieur ? Vous êtes ?
— Mon frère, dit la mère avec un empressement coupable. Mon frère, qui est de passage.
— Il dort chez vous ?
— Oui. Nous lui avons improvisé un lit sur deux fauteuils. »
Il la fit taire d’un geste : il connaissait le ton d’excuse. Cette façon que les autres avaient de lui parler lui donnait tout son pouvoir. Il voulait un peu plus : il voulait que cet homme-là qu’il ne connaissait pas baisse les yeux et accélère le débit de sa voix, qu’il s’essouffle à lui parler.
« Vous êtes déclaré ?
— Non. »
La musique de la phrase indiqua qu’il avait fini. Le mot, bille d’acier, tomba dans le sable et n’irait pas plus loin. L’îlotier, habitué aux flots bavards que déclenchait un seul de ses regards, faillit perdre l’équilibre. Ses yeux s’agitèrent, il ne savait comment poursuivre. Dans ce jeu où il était le maître il fallait que chacun collabore. L’oncle ne jouait pas.
Salagnon père mit fin à la gêne en partant d’un rire jovial. Il attrapa un verre, le remplit, le tendit à l’îlotier. La mère poussa une chaise derrière lui, heurtant ses genoux, le forçant à s’asseoir. Il put baisser les yeux et sauver la face, sourire largement. Il goûta avec une moue appréciative ; on pouvait parler d’autre chose. Il trouva le vin excellent. Le père eut un sourire modeste et relut l’étiquette à voix haute.
« Bien sûr. Il en reste de cette année-là ?
— Deux, dont celle-ci. L’autre est pour vous puisque vous savez l’apprécier. Vous vous donnez assez de mal dans cet immeuble pour accepter une petite récréation. »
Il sortit une bouteille identique et la lui fourra dans les bras. L’autre fit mine d’en être embarrassé.
« Allons, ça me fait plaisir. Vous la boirez à notre santé, en vous souvenant que la maison Salagnon fournit toujours le meilleur. »
L’îlotier goûtait avec des bruits de langue. Il ne regardait surtout pas du côté de l’oncle.
« C’est quoi, votre rôle exactement ? » demanda alors celui-ci d’une voix innocente.
L’îlotier fit un effort pour se tourner vers lui, mais ses yeux instables avaient du mal à le fixer.
« Je dois veiller à l’ordre public ; veiller à ce que chacun habite chez soi, à ce que tout se passe bien. La police a d’autres tâches, elle n’y suffirait pas. Des citoyens sérieux peuvent l’aider.
— Vous effectuez une tâche noble, et ingrate. Il faut de l’ordre, n’est-ce pas ? Les Allemands l’ont compris avant nous ; nous finirons par le comprendre. C’est bien le manque d’ordre qui nous a perdus. Plus personne ne voulait obéir, tenir sa place, faire son devoir. L’esprit de jouissance nous a perdus ; et surtout celui des classes inférieures, encouragé par des lois imbéciles et laxistes. Ils ont préféré les mirages de la vie facile aux certitudes de la mort prévue. Heureusement que des gens comme vous nous ramènent à la réalité. Je vous rends hommage, monsieur. »
Il leva son verre et but, l’îlotier ne put faire autrement que de trinquer malgré le sentiment que ce discours alambiqué devait contenir quelques pièges. Mais l’oncle affichait un air modeste, que Victorien ne lui connaissait pas. « Tu parles sérieusement ? » souffla-t-il. L’oncle eut un sourire d’une gentille naïveté, qui jeta une gêne autour de la table. L’îlotier se leva en serrant sa bouteille contre lui.
« Je dois finir mon tour. Vous, demain, vous aurez disparu. Et je ne me serai aperçu de rien.
— Ne vous inquiétez pas, je ne vous causerai pas d’ennuis. »
Le ton, simplement le ton, chassait l’îlotier. Le père ferma la porte, colla son oreille, feignit de guetter un pas qui s’éloigne. Puis il revint à table en affectant la pantomime du pas de loup.
« Dommage, rit-il. Nous avions deux bouteilles, et à cause des malheurs de la guerre nous n’en avons plus qu’une.
— C’est là le problème. »
L’oncle savait mettre mal à l’aise en parlant peu. Il n’en rajoutait pas. Victorien sut qu’un jour il suivrait cet homme-là ou ses semblables, où qu’ils aillent ; jusqu’où ils iraient. Il suivrait ces hommes qui par la justesse musicale de ce qu’ils disent obtiennent que les portes s’ouvrent, que les vents s’arrêtent, que les montagnes se déplacent. Toute sa force sans but il la confiera à ces hommes-là.
« Tu n’étais peut-être pas obligé de la lui donner, dit la mère. Il serait bien parti tout seul.
— C’est plus sûr comme ça. Il est un peu redevable. Il faut savoir compromettre. »
La mère ne poursuivit pas. Elle eut juste un sourire un peu narquois, un peu vaincu, sur ses belles lèvres rouges de ce soir-là. Dans la guerre, elle au moins était à sa place car elle n’en avait pas changé ; pour elle, l’ennemi était bien le mari.
Derrière la Grande Institution s’étendait un parc enclos de murs, planté d’arbres. De l’intérieur on n’en voyait pas le bord tant il était grand, et on pouvait croire que les allées qui s’enfonçaient sous les arbres parvenaient jusqu’aux sommets bleutés qui flottaient au-dessus de leur feuillage. Si on suivait le cours des allées dans l’intention de traverser le parc, on marchait très longtemps entre des buissons mal taillés, sous des branches basses laissées à elles-mêmes, on traversait des massifs de fougères qui se referment au passage et des fondrières qui creusent les chemins abandonnés ; plus loin encore on longeait des bassins vides, des fontaines à sec couvertes de mousse, des pavillons fermés de chaînes mais dont les fenêtres béaient, et on parvenait enfin à ce mur, que l’on avait oublié à force d’éviter les branches et de s’enfoncer dans un matelas de feuilles. Le mur allait sans fin, très haut, et seules de petites portes que l’on avait du mal à trouver permettaient de sortir ; mais leurs serrures encroûtées de rouille ne permettaient plus de les ouvrir. Personne n’allait si loin.
La Grande Institution accordait aux scouts l’usage de son parc. Cela valait une forêt, mais plus sûre, et dans cette enclave de nature et de religiosité athlétique, tout le monde se moquait bien de ce qu’ils pouvaient faire, tant qu’ils n’en sortaient pas.
La patrouille se rassemblait dans la maison du garde, que l’on avait meublée de bancs d’église. La fonction de garde n’existait plus, la maison se délabrait, elle accumulait du froid d’année en année. Les petits scouts en culottes courtes grelottaient en soufflant de la buée. Ils frottaient leurs mains sur leurs genoux et attendaient que soit donné le signal du grand jeu, qu’ils puissent enfin se réchauffer en s’agitant. Mais ils devaient attendre, et écouter le préambule du jeune prêtre à barbe fine, de ceux qui relevaient leur soutane dans la cour de l’Institution pour jouer avec eux au foot.
Il parlait toujours avant, et ses préliminaires étaient trop longs. Il leur fit un exposé des vertus de l’art gymnique. Pour les petits scouts aux genoux nus cela ne signifiait que « gymnastique », un synonyme pédant de « sport », et ils continuaient de grelotter patiemment, bien persuadés que l’exercice réchauffe et impatients de s’y mettre. Salagnon seul remarquait l’insistance avec laquelle le jeune prêtre employait ce terme de « gymnique » auquel il semblait tenir. À chaque occurrence sa voix restait suspendue, Salagnon acquiesçait d’un signe de tête, et les yeux du jeune prêtre prenaient un bref éclat métallique, comme une fenêtre que l’on ouvre et qui prend juste un instant l’éclat du soleil ; on ne le voit pas, c’est trop court pour qu’on l’aperçoive, mais on en sent l’éblouissement, sans que l’on sache d’où il vient.
Les petits scouts indifférents attendaient la fin du discours. Dans leur piètre équipement ils avaient froid comme s’ils avaient été nus. Dans cet après-midi d’hiver rien ne pouvait les vêtir, sauf bouger, courir, s’agiter d’une façon ou d’une autre. Seul le mouvement pouvait les protéger de l’intromission du gel, et ce mouvement on le leur interdisait.
Quand le jeune prêtre termina son discours les petits scouts se levèrent, comme quoi ils suivaient. Ils guettaient la fin des périodes, la voix qui tombe jusqu’au point final qui s’entend très bien. Les petits scouts formés à la musique des discours se dressèrent alors comme un seul homme. Le jeune prêtre s’émut de leur allant, si propre à cet âge fragile qui sort de l’enfance mais hélas ne dure pas, comme les fleurs. Il annonça une grande partie de toucher-vu.
Les règles du jeu sont simples : dans les bois, deux groupes se pourchassent ; l’un doit capturer l’autre. Dans un camp on attrape en touchant, dans l’autre en voyant. Pour les uns être vu est fatal, et pour les autres, être pris.